Pauvre Tom !
C’était un très vieux chien que mon pauvre Tom, un vieux chien maigre, sale, dévoré par le rouge, rongé par des plaies dartreuses, un chien horrible et puant, dont les oreilles et les pattes saignaient toujours, dont le poil jaune, rude, sans un luisant, sans un reflet, ainsi que le poil d’une bête morte, tombait par plaques tonsurantes, découvrant chaque jour davantage une carcasse anguleuse de chien-fantôme. De tout son corps délabré, seul ses yeux étaient demeurés intacts et beaux, presque jeunes, des yeux de vierge poitrinaire qui me faisaient pleurer. Je l’aimais. Oh ! oui, je l’aimais, comme je n’ai jamais aimé un être vivant ; et ma tendresse pour lui s’accrut encore de ses souffrances et de son misérable état. Pour le guérir, que n’avais-je pas tenté ? Tous les vétérinaires, je les consultai ; j’avais épuisé toutes les drogues, inventé tous les genres de remèdes... Hélas ! en vain !... Un jour même, je me dis que ce qui était bon aux hommes pouvait être bon aux chiens et, bien que je ne fusse pas riche, je conduisis mon Tom aux eaux de Barèges, où je restai toute une saison à le baigner. Le résultat fut déplorable : Tom faillit mourir, et, moi, je passai pour fou.
Fou, il fallait que je le fusse réellement devenu car, deux mois après ce voyage, je me mariai. Comment ? pourquoi ? En vérité, je n’en sais rien. J’ai beau réfléchir, j’ai beau m’interroger sur cet acte imprévu et stupide de ma vie, je n’y trouve pas d’autres raisons, en effet, que la folie.
Était-ce jalousie instinctive ou répulsion naturelle ? Toujours est-il que, dès le premier jour de notre installation, ma femme, en voyant Tom, poussa un cri d’horreur.
– Oh ! la sale bête... Oh ! l’affreux animal !... Oh ! comme il empeste !... Oh !...
En ce moment Clara avait à la main une petite badine de jonc mince et flexible. Avant qu’il m’eût été possible de lui arrêter le bras, elle en fouetta d’un coup sec l’échine osseuse de Tom qui se leva et doucement se plaignit.
– Ce n’est pas à vous, je pense, cette abomination ? me dit-elle, en me regardant d’un air sévère.
– Pardon ! fis-je, pardon ! Ce chien est à moi ; voilà quatorze ans qu’il est à moi, ce chien ; quatorze ans !... Il s’appelle Tom... et il est très malade... Il ne vous plaît pas ?... Vous ne l’avez donc pas considéré ?... Tom, venez ici, mon bon, mon cher petit Tom, venez, ajoutai-je en m’adressant au pauvre animal qui se retourna, fixa sur moi ses yeux navrés et, rampant, la queue basse, vint se rouler en boule à mes pieds.
Je le caressai sur la tête, sur le dos, à la place même où il avait été battu ; je lui prodiguai les mots les plus tendres et, souriant, je m’avançai vers Clara, à qui je voulus prendre les mains. Elle se recula, comme effrayée.
– Ne m’approchez pas, cria-t-elle, ne me touchez pas... Comment ! après avoir caressé ce chien, vous oseriez !... Ne me touchez pas... Oh !
Tom, maintenant, léchait ses plaies à vif. Quand il eut fini de les lécher, il se gratta longuement, avec rage. Du sang tigrait de rouge sa peau glabre et grumeleuse.
Ma femme se laissa tomber dans un fauteuil, toute pâle. Je crus qu’elle s’évanouissait.
– Chassez-le, disait-elle d’une voix faible... Oh ! chassez-le... Je ne veux pas qu’il entre ici, jamais. Chassez ce monstre... Oh ! quelle folie !... Oh !
– Chasser Tom ! répondis-je... Mais c’est impossible... C’est un vieux parent. Pendant quatorze ans il m’a aimé, secouru, consolé... Il est couvert de plaies et il souffre... Que voulez-vous qu’il devienne sans moi ?
Clara cria, pleura, sanglota, menaça, supplia. Sans cesse elle répétait, douce ou colère :
– Chassez-le !... Oh ! chassez-le !...
Je dus reléguer le pauvre Tom dans la cour, au fond d’une barrique, que je garnis du mieux que je pus d’un épais lit de paille fraîche.
Quoique je sois un être simple, ma destinée a toujours eu quelque chose d’étrange et de compliqué ; et jamais je n’ai vécu comme les autres hommes. Durant quatre mois, après la scène que je viens de vous conter, je restai, solitaire, dans notre petite maison, entre ma femme qui n’était pas ma femme, et mon chien qui n’était plus mon chien. Oui, j’avais une femme et je n’avais pas de femme ; j’avais un chien et je n’avais plus de chien. Ma femme était la négation de mon chien, et mon chien était la négation de ma femme. De ces deux cruelles, torturantes négations, jamais je ne pus tirer l’affirmation de ma femme ou de mon chien. Pour avoir une femme, il eût fallu supprimer mon chien ; pour avoir un chien, il eût fallu supprimer ma femme. Moralement, socialement, le pouvais-je ? Qui donc osera le dire ? Pourtant, je n’aimais pas ma femme et j’aimais mon chien.
La triste et bizarre existence que la mienne ! et combien illogique ! Chaque fois que je m’approchais de Clara, elle me repoussait vivement et, faisant battre ses délicates narines dans un léger reniflement, elle disait :
– Quelle horreur !... Oh ! comme vous sentez le chien !... Ne me touchez pas...
Puis elle s’enfuyait. Depuis quatre mois que nous étions mariés, il ne m’avait pas été permis une fois, une seule fois, de l’embrasser, d’effleurer seulement de ma bouche les mèches blondes de ses cheveux ni l’extrémité de ses doigts. Le soir, la porte de sa chambre, inflexiblement verrouillée, ne s’ouvrait jamais, jamais...
– Clara, implorais-je timidement, voyons... Clara... Je l’entendais qui marchait sur le tapis, j’entendais les froufrous des jupons croulants, l’eau qui clapotait dans la cuvette de cristal, j’entendais le lit qui craquait.
– Clara ! voyons... Clara... !
– Non, non... vous sentez le chien. Comment cela était-il possible que je sentisse le chien ?... Je me baignais dans tous les parfums, j’avais vidé sur ma peau, sur mes cheveux, sur mes vêtements, plus de vingt flacons précieux afin de chasser de moi cette persistante et chimérique odeur de chien. Et puis, mon pauvre Tom, je ne le voyais ni ne le frôlais plus... Mon pauvre Tom !... Il était tout le jour affalé au fond de sa barrique, bien triste sans doute, et dépérissant, et me maudissant peut-être ! Souvent, pour l’apercevoir, je demeurais des heures entières appuyé contre la croisée fermée de mon cabinet. Mais il ne sortait pas. Quelques brins de paille, qui dépassaient le bord du tonneau, remuaient parfois, et des mouches vertes, bleues, jaunes, des myriades de mouches bourdonnaient à l’entour, comme à l’entour d’un cadavre. Lui qui ne m’avait jamais quitté, lui qui n’avait jamais dormi dehors, dans l’air frais des nuits, que devait-il penser de moi aujourd’hui, de moi qui, tout d’un coup, interrompais son rêve tranquille de vieux chien ?
Un matin, nous finissions de déjeuner, ma femme et moi. Clara, les coudes sur la table, la tête appuyée sur ses mains jointes en un mouvement câlin, me regardait. Elle avait dans les yeux une flamme nouvelle, sur ses lèvres, un peu écartées et plus rouges, je ne sais quel frémissement éperdu qui me troubla. Et toute rose et languissante, et d’une voix presque éteinte, elle murmura :
– Tuez-le... tuez le chien.
Je me rapprochai d’elle, envahi tout entier par le désir de cette tête, de ces yeux, de ces lèvres, de la volupté de ce corps qui, pour la première fois, semblait s’animer d’une vie d’amour. Je tentai de saisir la taille de ma femme, de la serrer à pleines mains, de l’attirer contre moi, brutalement... mais elle me repoussa encore, et d’un ton bas, léger comme un souffle :
– Non !... soupira-t-elle... Non... tuez-le... Oh ! je vous en prie.
– Mais comment voulez-vous que je le tue ?... balbutiai-je. C’est épouvantable ce que vous me demandez là... c’est impossible... On ne tue pas les vieillards parce qu’ils sont trop vieux, les pauvres parce qu’ils meurent de faim, les malades parce qu’ils souffrent, les bossus parce qu’ils ont une bosse !
Sans répondre, elle dégrafa son corsage, et un coin de sa chair nue apparut, radieuse, grisante ; elle retira de ses cheveux un peigne d’écaille qui les fixait en torsades au haut de la tête, et sa chevelure rampa sur ses épaules, se tordit, pareille à un gros serpent d’or, s’enfla, se divisa, s’éparpilla et la couvrit toute de mille rayons de feu. Et, renversée en arrière, cambrant sa gorge, les yeux mi-clos, la lèvre pâmée, les bras pendants, elle murmura encore d’une voix de divine prostituée :
– Oh ! tuez-le donc !
Résolument, je me levai et partis.
Depuis quatre heures nous marchions dans la campagne, Tom et moi. Vingt fois je m’étais dit :
– Non, pas encore !... Allons jusqu’à ce pommier... là-bas... Ce sera là !...
Arrivés au pommier, je continuais ma route.
– Plus loin, plus loin encore... Atteignons ce champ d’avoine...
Tom trottinait derrière moi. Parfois, se rappelant nos promenades passées, il essayait de brousser dans les luzernes hautes, ou bien, le nez au ras du sol, il quêtait. Du champ d’avoine, un vol de perdreaux se leva dans un grand bruit d’ailes et disparut par delà une haie. Tom le suivit d’un regard brillant.
– Plus loin, plus loin... encore plus loin !... Jusqu’au petit ruisseau !...
Nous traversâmes le petit ruisseau. Tom s’y baigna le ventre et lapa l’eau avidement. Et nous dépassions les pommiers, les champs d’avoine, les ruisseaux.
– Encore plus loin !
Le soleil baissait, s’inclinant vers l’horizon ; déjà les oiseaux cherchaient les nocturnes couverts.
– Toujours plus loin !
Un moment, j’eus l’idée de m’enfuir avec Tom. Oui, nous aurions vécu, tous les deux, dans une vieille masure, et nous aurions contemplé le soleil, les vastes plaines, et les horizons qui bleuissent sur le ciel pâle, et les belles nuits silencieuses, hantées de la lune... Quand Tom serait mort, je l’aurais enterré, sous la mousse, au pied d’un chêne...
Nous étions arrivés au bord d’un étang dans lequel le soleil trempait son globe de feu. Je m’assis sur l’herbe, et Tom se coucha près de moi, haletant. Au loin, dans les roseaux, le butor meugla.
– Écoute-moi, mon bon Tom... Il le faut, tu entends bien... Et pourtant je t’aime... je t’aime plus que tout au monde... Surtout, ne crie pas, ne dis rien. Ne me reproche rien... Viens là, plus près, que je te caresse encore, pauvre bête !
Tom jappa, remua la queue, et, se levant péniblement sur ses pattes saignantes, il vint poser sa tête contre mon genou.
– Je ne te ferai pas souffrir, mon petit Tom... Je te viserai bien, là, entre les yeux... Tu ne sentiras aucune douleur... Tu t’affaisseras, et puis tu t’endormiras... Mais ne me regarde pas ainsi... Tu me fais trop de peine... Ce n’est pas moi, tu le sais... C’est elle, et elle est si belle !
Il se frottait à moi, le malheureux animal ; sa queue remuait plus fort, et sa langue cherchait ma main pour la lécher. Je détournai la tête... À quelques pas, dans l’herbe, les canons de mon fusil luisaient.
... Clara dansait, battait des mains.
– Raconte, me dit-elle, raconte comment tu l’as tué.
Et comme je restais silencieux, elle supplia :
– Je t’en prie, raconte...
M’enlaçant de ses bras, très fort, elle se haussait sur la pointe des pieds pour me tendre ses lèvres.
– Allons, mon chéri... Dites tout à votre petite femme...
– C’est horrible ! Non !... Laissez-moi... c’est horrible !
– Oh ! vite ! vite !
– Eh bien... il était à trois pas de moi, sur son derrière, et il me regardait... Je le visais, là, sur le front, entre les deux yeux... Mais je les voyais, ces yeux, ces beaux yeux doux, confiants et qui m’aimaient... et l’arme trembla dans ma main. Tom ! mon vieux chien, pardonne-moi ! Il ne se doutait de rien et jappait gaiement... Dix fois je rabattis mon fusil... Enfin, comment cela s’est-il fait ?... J’avais fermé les yeux... Pan !... Et j’entendis un hurlement, un hurlement qui traversa l’étang, alla réveiller les échos du bois, là-bas, emplit la terre, le ciel, toute la nature... Pan !... j’avais tiré une seconde cartouche, sans savoir... Je ne voyais rien... Et tout d’un coup, je sentis à mes pieds comme un chatouillement... C’était Tom, sanglant, qui s’était traîné jusqu’à moi et qui me léchait... Alors, je devins fou... « Tom, laisse-moi, je t’en prie ; Tom, ne crie pas, je t’en conjure ». Et je reculai ma jambe, sur laquelle je sentais s’appuyer la tête agonisante de mon chien. « Mords-moi, déchire-moi, Tom !... mais ne me lèche pas ainsi, et puis tais-toi, oh ! tais-toi... Tu me fais peur. » Mes cheveux se hérissaient, mes dents claquaient, un oiseau passa qui me frôla de son aile... Tom hurlait toujours, et toujours me léchait... « Ah ! mon Tom, mon pauvre Tom, je t’aime ! » Et en répétant sans cesse ces mots : « Mon Tom, je t’aime ! », je lui frappais la tête de mon talon, furieusement... La terre était molle, et la tête s’enfonçait dans la terre... Il ne criait plus... Seulement son corps remua, ses pattes se dressèrent en l’air... Il était enterré jusqu’à la poitrine, dans la boue humide et gluante, et il gigotait...
Clara joyeuse et charmée, m’interrompit et, frappant dans ses mains :
– Il gigotait !... il gigotait !... s’écria-t-elle... il gigotait !... Oh ! cher amour, viens vite que je t’embrasse !